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Marcel Gauchet et les sciences sociales

Approches herméneutiques – approches systématiques: comme un vieux refrain

J’aime bien Marcel Gauchet, qui a fait preuve de beaucoup de finesse en observant à quel point les sociétés occidentales étaient restées traditionelles. Je suis donc déçu par ses conceptions épistémologiques, qui témoignent d’une moindre finesse. Je lis ceci dans une de ses interviews récentes:

« Les sciences sociales sont en crise profonde et la plupart de leurs praticiens éclairés le reconnaissent. Au fond, cela tient à leur incapacité à prendre en compte ce qui se passe dans la tête des acteurs. Leur idéal d’objectivation des faits sociaux les conduit à passer à côté des représentations motrices qui habitent les acteurs. Dans le passé, nous identifiions commodément ces représentations motrices sous le nom de « religion ». Elles sont toujours présentes dans les sociétés dites « sécularisées » sauf qu’on ne les voit plus. Mon travail théorique consiste donc à mettre ce niveau en évidence, là où se croisent l’infrastructure symbolique des sociétés et les représentations que les acteurs se forment de leur action. Cette dimension, les sciences sociales seraient tout à fait capables de l’intégrer. Mais les paradigmes sur lesquels elles vivent actuellement ne leur permettent pas de le faire. Il y a dans les sciences sociales une guerre des paradigmes explicatifs, et j’y suis engagé. »

Tout d’abord, on peut s’amuser de l’argument d’autorité par lequel commence ce paragraphe, avec le coup de « la plupart des praticiens éclairés ». La suite est plus intéressante, il y mentionne l' »incapacité [des sciences sociales] à prendre en compte ce qui se passe dans la tête des acteurs. » Cette phrase nous ramène brutalement aux débats  se rapportant à l’institutionalisation de la sociologie, au début du 20ème siècle, aux controverses, autour de Durkheim, sur les faits sociaux, et, disons-le, aux hésitations de Durkheim lui-même, qui, bien que réagissant au subjectivisme de Wundt, a été séduit par celui de Bergson, tandis que la psychologie avait déjà, avec Taine et Ribot, à la fin du 19ème, réagi contre le spiritualisme et l’influence de la philosophie. C’est donc à un débat ancien que nous convie M. Gauchet, un débat largement dépassé, puisqu’aujourd’hui la psychologie, qui est principalement concernée dans ce débat, étudie « ce qui se passe dans la tête des acteurs » de l’extérieur, y compris lorsque les sujets sont interrogés sur ce qu’ils pensent (les valeurs et les normes étant pris comme des faits). Certes, on peut attendre de la neurologie des résultats plus « intérieurs », mais ce n’est sans doute pas ce que souhaite M. Gauchet.

On comprends, par la suite de son texte, qu’il s’intéresse aux représentations collectives, et qu’il approuve les approches herméneutiques (qui sont le pendant de l’introspection en psychologie). Il faut à ce sujet immédiatement rassurer M. Gauchet: ces approches continuent d’exister et de prospérer en sociologie. On pense à Max Weber et à sa notion d’idéal-type. Les instituts d’étude de marché procèdent le la même manière, qui nous donnent une image du consommteur type, ou de la lectrice type de tel magazine, par exemple: « elle a 35 ans, une fille de 8 ans, elle vit dans un 2 pièces mansardé, adore la tarte aux pommes, et cuit les oeufs au micro-ondes ». On comprend bien qu’il s’agit d’une caricature plutôt que d’un résumé. Max Weber, quant à lui, qui avait bien vu les difficultés soulevée par cette approche, n’a jamais cherché à la clarifier. Les approches herméneutiques continuent cependant d’exister en sciences sociales. Cela pourrait se comprendre s’il n’existait aucune autre approche; cela se comprend mal en sociologie, et encore plus mal en psychologie: qu’on pense à la psychanalyse (je songe à la théorie plus qu’à la pratique), qui vise à capter l’individu dans son unicité, et dont les résultats ne peuvent être scrutés. Le vrai problème, avec ces approches, c’est que, même si elles peuvent parfois être suggestives, elles ne nous offrent aucune garantie d’adéquation avec la réalité ni avec les connaissances voisines.